Les dominos claquaient fortement et comme il se doit sur une table qui rassemblait
une dizaine de copains que les vagues du lagon avaient déposés sur les plages…
Il y avait là Loulou, clone de Léo Ferré et notre statue du commandeur, Olivier
notre aventurier baraqué, Maurice et Ikram (ou quand une baronnie belge est
amoureuse d’un roturier mauricien,) Renault notre petit gadjo lyonnais, Edgard
et sa groupie, Guy son frère ancien pilote de chasse, Johan notre voyou patenté
et d’autres que j’oublie ou que le vent emporta sous d’autre cieux…
Certains jouaient, d’autres parlaient ou encore contaient fleurette à une belle…
Tous buvaient généreusement du pastis ou de la bière (un peu chaude),
les plus raisonnables se délectaient de ces merveilleuses noix de coco fraîchement
cueillies sur l’arbre (vanyfanaoko),véritable élixir par l’eau fraiche,
parfumée et si désaltérante qu’elles contiennent
(Certains y rajoutaient un peu de rhum quand même…).
« Que le lagon est calme et beau ! » dit une voix méditative.
« C’est un temps idéal pour être en mer ! » Cette remarque anodine et rêveuse
a électrisé le groupe et dix regards scrutent aussitôt l’océan.
« C’est vrai ça ! On y va ? »
Huit bras se lèvent… Le temps de mouiller le bateau, de préparer l’accastillage,
et nous voilà à bord de deux vedettes.
La terre n’est plus qu’un sombre trait qui barre l’horizon et personne n’a
vraiment envie de rentrer et de rompre le charme d’être ensemble.
La question qui suivit fut : « Où va-t-on ? »
Une mer si calme méritait d’aller dans la baie d’Antongil située au nord-est
de Madagascar. (Déjà au 17ème siècle cette baie naturellement protégée était
un refuge idéal en cas de tempête pour les bateaux pirates.)
La baie d’Antongil ferme la pointe sud de ce que l’on appelle « le triangle d’or »
ou encore « la côte de la vanille- » qui débute par le village de Mananaraavaratra
et se termine par la ville d’Antalaha en s’étendant en profondeur vers l’Ouest sur une
centaine de km de brousse, de plantations et de réserves forestières.
Le front de mer de 200 km n’a pas de route mais il existe une piste aléatoire
pourvue de 20 ponts rudimentaires ou gués imprévisibles… les chemins
de la mer sont eux plus praticables et plus rapides…
Après avoir laissé sur notre gauche la pointe à Larrée, nous entrons dans la
baie de Titinga dont l’accès est périlleux par ses bas-fonds parsemés d’énormes blocs
de corail appelés « patates » qui nous obligent à de nombreux slaloms.
En longeant la côte, l’embouchure d’une rivière nous attire, celle-ci
est suffisamment large pour y naviguer.
Très vite, nous entrons dans une cathédrale végétale où les arbres forment
une voûte naturelle, où de nombreux oiseaux nous accompagnent de leurs
chants mélodieux. Des lianes innombrables en tombent et forment un rideau
que l’on doit écarter pour passer.
Très rapidement s’impose la nécessité d’une vigie de proue, car de
nombreux et traîtres bois morts semi-immergés nous bloquent le passage.
Au gré des nombreux méandres se dessine une végétation
de plus en plus luxuriante.
Un gros et vieux manguier porte une colonie de chauves-souris énormes
(fanihy) accrochées comme il se doit par les pattes et la tête en bas, telles des
grappes de fruits étranges, énormes et colorés de gris et de blanc.
Leurs ailes repliées leur font une sorte de sarcophage.
Les Malgaches les chassent et s’en régalent sous forme de ragoût accompagné
de riz, le goût étant très proche de celui du lapin. Un peu plus loin, c’est un
rassemblement de femmes à moitié nues qui ramassent dans des nasses quantités de
crevettes que nous achetons en prévision du repas du midi. La rivière se rétrécit et
ce faisant nous inquiète, une manœuvre de demi-tour n’est plus possible
et nous ne savons vers où cela nous conduit…
Les ponts des bateaux sont couverts de corps étendus en vrac qui rient,
parlent et se répondent de bord à bord. Olivier râle, notre couple homosexuel
comme toujours se déchire (leur façon de se dire je t’aime), Edgard lutine sa belle,
Loulou trône en chef de tribu avec des yeux hilarants, des cadavres de bouteilles
vides roulent sur le pont et des chocs sur la coque éveillent notre vigilance.
Soudain, après un ultime méandre, la voûte végétale disparaît pour faire place
à une vaste étendue de terre essartée sur la forêt où un bouquet de pirogues
disposées en éventail nous montre une berge de sable fin sommairement
aménagée mais accueillante.
La lumière est soudainement violente après l’ombre des frondaisons.
La rivière s’élargit et nous permet enfin d’envisager un demi-tour.
Des maisons nous laissent deviner un village
et notre curiosité à nous y rendre est bien grande….
Une trentaine de cases y est construite et laisse deviner quelques 200 habitants…
Notre visite est visiblement prévue et attendue depuis la fin de la matinée dans
ce point de vie de passage obligatoire…
Ce village est très propre, simple mais coquet et soigneusement ordonné,
mais il est vide… Nul cri d’enfants ou d’activité villageoise quand soudain un homme
se dresse devant nous, surgi de nulle part : il est accompagné d’une femme que
l’on reconnait pour être l’une des pêcheuses de crevettes…Il nous dit que le village n’a
pas eu la visite de « vazahas » depuis plus d’un an…
Son accueil est digne d’un village de brousse éloigné du tourisme et respecte
en tous points le « fihavanana » (intraduisible, code culturel ?).
Les portes des maisons s’ouvrent et la vie, un instant suspendu reprend dans les rires,
les enfants s’approchent prudemment et ne résistent pas à une distribution de bonbons,
cela brise leur crainte et nous sommes bientôt assaillis par le toucher de nos peaux
blanches qui les surprend. Les femmes elles aussi s’approchent, nous entourent,
nous encerclent de leurs « lambas » (paréos) colorés, puis bientôt les hommes
reviennent de la forêt ou des champs.
Rapidement, le chef « fokontany » (quartier) nous entraine vers le « langara »,
grand préau sans mur qui est la maison des palabres
ou des décisions communautaires. Assis en tailleur sur de jolies nattes,
le café est bientôt apporté et nous leur offrons les crevettes (qu’ils ont pêchées).
Des achards de papaye verte suivent, que nous mangeons avec nos doigts
préalablement lavés par leur soin avec de l’eau fraiche.
Nos crevettes viennent ensuite, accompagnées d’une sauce coco
merveilleuse et de riz rouge de leur rizière.
Ce plat est servi dans une feuille de ravenala ou de bananier astucieusement pliée
en guise d’assiette. Un miracle de la brousse a soudainement transformé nos quelques
kilos de crevettes offertes en une quantité suffisante pour nourrir les quelques 100 personnes
qui sont maintenant autour de nous (leurs provisions sont certainement à l’origine de ce miracle).
Petit bonbon coco pour finir ces agapes inattendues dans les rires et des conversations
qui une fois de plus démontrent que quelques mots dans leur langage suffisent
et que l’amitié traduit le reste.
Soudain un cri retentit, tous les regards se tournèrent vers son auteur Iram,
debout et terrorisé désignant d’un doigt tremblant un énorme serpent qui paisiblement
traversait le local sans se soucier des personnes présentes qui d’ailleurs ne s’en souciaient
pas plus…Ce serpent sacré était familier de ces lieux ou il avait établi son choix de vie
et pour tous les villageois il incarnait la présence manifeste d’un ancêtre respecté
qui bénissait ce rassemblement…
Il fallut convaincre Iram dont le serpent n’était vraisemblablement pas son ancêtre
de l’absence de danger… Il se réfugia sur le bateau et cela signa notre départ anticipé,
donnant ainsi au village un sujet de conversation pour alimenter les futures veillées,
renforçant ainsi l’idée que ces vazahas sont décidément bien étranges…
Notre retour vers la mer fut plus rapide que notre remontée aventureuse de la rivière
et nous décidons de mettre le cap sur Mananara.
Cette destination était encore fort éloignée, : l’heure est tardive au soleil
(personne ici ne porte de montre… ce sont les blancs qui ont inventé cet
ingénieux mécanisme… c’est bien ! Mais nous les noirs on a inventé le temps…)
Le vent du soir se lève, la mer s’agite et les montagnes de la côte
masquent le soleil qui descend.
Finalement, nous mouillons les bateaux dans la protection de la petite baie
de Manompana et débarquons « au bon ancrage » nullement surpris,
car les nouvelles de brousse vont parfois plus vite que le téléphone et Vinki
le patron était déjà informé de notre présence, donc de notre probable
passage chez lui, les lieux d’accueil étant ici plutôt rares.
De grandes cases collectives ou plus rarement individuelles pouvaient garantir
notre sommeil dans un confort sommaire mais salutaire.
De la bière fraiche très vite nous regroupa autour d’une vaste table où après nous
être mis d’accord sur un menu pour le soir qui était maintenant tombé,
nous nous sommes convenu d’organiser une soirée cabaret …
Des groupes d’estafettes partirent en chasse dans le village pour informer de
l’évènement, trouver un groupe électrogène, une sono, des baffles, un DJ et enfin le
plus important pour nos gentlemen des compagnes en fleurs, douces, jolies et accortes.
L’information circula à la vitesse de la lumière et rapidement nous fûmes pourvus
au-delà de nos espérances du nécessaire et même du superflu …
Notre voyou du groupe, présomptueux et fougueux,
absorba malgré le désaccord de notre pharmacien Bruno deux de ces
petites pilules roses censées redonner force et vigueur virile en prévision d’ébats
nocturnes … Sa pleine jeunesse l’en dispensait, mais faisant fi de sa santé juvénile
il fit le malin…
La soirée fut chaude, très chaude et endiablée…
Un faible éclairage diffusait une lumière complice, quelques bougies guidaient
nos mains hésitantes vers des verres trop souvent vides.
De la plage située à quelques mètres montaient les rires et les clameurs des luttes,
plongeons et défis que se lançaient des corps indistinctement enlacés cherchant
tous la fraicheur de la nuit et de l’eau.
Bientôt s’organisa à la lumière des étoiles une course de pirogues dont l’enjeu
était bien sûr une tournée générale au profit des vainqueurs …
Bien évidement nos amis malgaches gagnèrent et leur retour triomphant
relança par ses commentaires la frénésie de la soirée.
L’herbe du diable brûlait en abondance et sa fumée parfumée insidieusement
contaminait les non-fumeurs stimulants ou levant leurs inhibitions.
Un rock ’n’roll venu d’on ne sait où soudainement électrisa notre groupe
et je dansais avec la première main qui saisit la mienne sous les regards écroulés
de rires des autres qui le lendemain me dirent que j’avais passé
la soirée à danser avec le chef du village… !!
Notre retour se fit sous une pluie battante et une mer houleuse…
ainsi sont les lois de l’imprévisible Océan Indien.